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LE « VESSEL » SAISISSANT ET HYPNOTIQUE DE DAMIEN JALET

« Vessel » – Damien Jalet/Kohei Nawa – Théâtre national de Chaillot – Du 6 au 13 mars 2020 – 20h30.

Imagine la grande salle de Chaillot et sur scène un monticule blanc qui évoque dans sa forme, une carapace de crabe séparée de ses pinces, retournée sur le dos. Quelque chose d’animal identifiable comme tel. Sur le dessus de ce monticule, les danseurs,se meuvent, enfin on sait que ce sont des danseurs mais on ne verra jamais leur tête. Seuls leurs dos, leurs bras leurs jambes, le sillon de leur colonne vertébrale, leur troncs jouent. La scène est recouverte de cinq centimètres d’eau.

Tres vite tu ne cherches plus à identifier des hommes ou des femmes, c’est autre chose qui se produit, tu es ailleurs dans un univers hybride, aux confins des esprits et des insectes, dans un monde organique comme vu au travers d’une lame de microscope, tout se transforme sans arrêt. Je me demande si Damien Jalet s’est souvenu de ses livres d’enfants où les éléphants de Babar pour la fête des moissons transformaient leurs derrières en têtes de monstres.

Il y a de cela dans « Vessel », il y a aussi la matière cette espèce de fécule de pomme de terre, le katakuriko qui se mange et qui se liquéfie quand on le touche, qui durcit quand on le laisse tranquille un peu comme du sucre glace mélangé avec du jaune d’œuf.

Il va y avoir des rapport très étroit entre ces corps qui se transforment et s’emboîtent pour évoquer, des formes humaines,animales, végétales, comme des esprits de la forêt, on ne sait pas très bien, comme une paire de chromosomes, parfois, ou un baboin masqué, ou un petit être à grosse tête, issues de figures féminines de l’époque Jomon, et cette matière qui de loin, inidentifiable, peut prendre les aspects de la poudre du marbre qu’on vient de tailler, ou bien de la pâte dentifrice.

Le ballet se poursuit dans une dynamique ultra lente, il faut souffrir un peu pour être subjugué par l’étrangeté de ce qu’on voit, parce que c’est extrêmement bizarre. Inattendu, inédit. Un monstre à quatre corps et dix pattes est au sommet du monticule, il gratte de ses multiples jambes la matière, en extrait une boule, exactement comme les mouches, les araignées ou les abeilles qui découpent le pistil des fleurs, et le dévorent.

On est dans la dynamique d’une nature fébrile qui tressaute et se meut indéfiniment dans un seul mouvement toujours recommencé et à la fois different, à la façon de motifs de kaléidoscope.

Le monstre dévore la matière qui se liquéfie en recouvre son dos qui s’illumine d’une lueur fluorescente. On ne sait imaginer ce qu’il a mangé, Cervelle ? Morceau de peau ? Mie de pain ? La matière renvoie à bien des histoires.

Dans la grande salle de Chaillot, Damien Jalet m’emmène sur son bateau remonter par les fluides jusqu’à la source, j’ai contemplé sur la scène une histoire archaïque et anthropophage qui m’a ramenée à l’aube de l’humanité, je ne sais si c’était de la danse ou de la sculpture ou les deux à la fois.

Étrange, saissant, hypnotique, à voir deux fois au moins.